Au Bonheur des dames
Au Bonheur des dames (paragraphe n°950)
Chapitre V
Hutin, d'ailleurs, ne paraissait nullement s'apercevoir des regards reconnaissants de la jeune fille. Ces demoiselles n'étaient pas son genre, il affectait de les mépriser, en se vantant plus que jamais d'aventures extraordinaires avec des clientes : à son comptoir, une baronne avait eu le coup de foudre, et la femme d'un architecte lui était tombée entre les bras, un jour qu'il allait chez elle pour une erreur de métrage. Sous cettehâblerie normande, il cachait simplement des filles ramassées au fond des brasseries et des cafés-concerts. Comme tous les jeunes messieurs des nouveautés, il avait une rage de dépense, se battant la semaine entière à son rayon, avec une âpreté d'avare, dans le seul désir de jeter le dimanche son argent à la volée, sur des champs de course, au travers des restaurants et des bals ; jamais une économie, pas une avance, le gain aussitôt dévoré que touché, l'insouciance absolue du lendemain. Favier n'était pas de ces parties. Hutin et lui, si liés au magasin, se saluaient à la porte et ne se parlaient plus ; beaucoup de vendeurs, en continuel contact, devenaient ainsi des étrangers, ignorant leurs vies, dès qu'ils mettaient le pied dans la rue. Mais Hutin avait pour intime Liénard. Tous deux habitaient le même hôtel de Smyrne, rue Sainte-Anne, une maison noire entièrement occupée par des employés de commerce. Le matin, ils arrivaient ensemble ; puis, le soir, le premier libre, lorsque le déplié de son comptoir était fait, allait attendre l'autre au café Saint-Roch, rue Saint-Roch, un petit café où se réunissaient d'habitude les commis du