Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°945)

Chapitre V

Mais ce qui troubla le plus Denise, ce fut de surprendre le secret de Colomban. A toute heure, elle le trouvait de l'autre côté de la rue, sur le seuil du Vieil Elbeuf, les yeux levés et ne quittant pas du regard ces demoiselles des confections. Quand il se sentait guettépar elle, il rougissait, détournait la tête, comme s'il eût redouté que la jeune fille ne le vendît à sa cousine Geneviève, bien qu'il n'y eût plus aucun rapport entre les Baudu et leur nièce, depuis l'entrée de celle-ci au Bonheur des dames. D'abord, elle le crut amoureux de Marguerite, à voir ses airs transis d'amant qui désespère, car Marguerite, sage et couchant au magasin, n'était point commode. Puis, elle resta stupéfaite, lorsqu'elle acquit la certitude que les regards ardents du commis s'adressaient à Clara. Il y avait des mois qu'il brûlait ainsi, sur le trottoir d'en face, sans trouver le courage de se déclarer ; et cela pour une fille libre, qui demeurait rue Louis-le-Grand, qu'il aurait pu aborder, avant qu'elle s'en allât chaque soir au bras d'un nouvel homme ! Clara elle-même ne paraissait pas se douter de sa conquête. La découverte de Denise l'emplit d'une émotion douloureuse. Etait-ce donc si bête, l'amour ? Quoi ! ce garçon qui avait tout un bonheur sous la main, et qui gâtait sa vie, et qui adorait une gueuse comme un saint-sacrement A partir de ce jour, elle éprouva un serrement de cœur, chaque fois qu'elle aperçut, derrière les carreaux verdâtres du Vieil Elbeuf, le profil pâle et souffrant de Geneviève.

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