Au Bonheur des dames
Au Bonheur des dames (paragraphe n°876)
Chapitre V
Ensuite, son tourment fut d'avoir le rayon contre elle. Au martyre physique s'ajoutait la sourde persécution de ses camarades. Après deux mois de patience et de douceur, elle ne les avait pas encore désarmées. C'étaient des mots blessants, des inventions cruelles, une mise à l'écart qui la frappait au cœur, dans son besoin de tendresse. On l'avait longtemps plaisantée sur son début fâcheux ; les mots de " sabot ", de " tête de pioche " circulaient, celles qui manquaient une vente étaient envoyées à Valognes, elle passait enfin pour la bête du comptoir. Puis, lorsqu'elle se révéla plus tardcomme une vendeuse remarquable, au courant désormais du mécanisme de la maison, il y eut une stupeur indignée ; et, à partir de ce moment, ces demoiselles s'entendirent de manière à ne jamais lui laisser une cliente sérieuse. Marguerite et Clara la poursuivaient d'une haine instinctive, serraient les rangs pour ne pas être mangées par cette nouvelle venue, quelles redoutaient sous leur affectation de dédain. Quant à madame Aurélie, elle était blessée de la réserve fière de la jeune fille, qui ne tournait pas autour de sa jupe d'un air d'admiration caressante ; aussi l'abandonnait-elle aux rancunes de ses favorites, des préférées de sa cour, toujours agenouillées, occupées à la nourrir d'une flatterie continue, dont sa forte personne autoritaire avait besoin pour s'épanouir. Un instant, la seconde, madame Frédéric, parut ne pas entrer dans le complot ; mais ce devait être par inadvertance, car elle se montra également dure dès qu'elle s'aperçut des ennuis où ses bonnes manières pouvaient la mettre. Alors, l'abandon fut complet, toutes s'acharnèrent sur " la mal peignée ", celle-ci vécut dans une lutte de chaque heure, n'arrivant avec tout son courage qu'à se maintenir au rayon, difficilement.