Au Bonheur des dames
Au Bonheur des dames (paragraphe n°2841)
Chapitre XIV
Alors, Denise put passer avec ses frères. Tout le linge de la femme, les dessous blancs qui se cachent, s'étalait dans une suite de salles, classé en divers rayons. Les corsets et les tournures occupaient un comptoir, les corsets cousus, les corsets à taille longue, les corsets cuirasses, surtout les corsets de soie blanche, éventaillés de couleur, dont on avait fait ce jour-là un étalage spécial, une armée de mannequins sans tête et sans jambes, n'alignant que des torses, des gorges de poupée aplaties sous la soie, d'une lubricité troublante d'infirme ; et, près de là, sur d'autres bâtons, les tournures de crin et de brillanté prolongeaient ces manches à balai en croupes énormes et tendues, dont le profil prenait une inconvenance caricaturale. Mais, ensuite, le déshabillé galant commençait, un déshabillé qui jonchait les vastes pièces, comme si un peuple de jolies filles s'étaient dévêtues de rayon en rayon, jusqu'au satin nu de leur peau. Ici, les articles de lingerie fine, les manchettes et les cravates blanches, les fichus et les cols blancs, une variété infinie de franfreluches légères, une mousseblanche qui s'échappait des cartons et montait en neige. Là, les camisoles, les petits corsages, les robes du matin, les peignoirs, de la toile, du nansouk, des dentelles, de longs vêtements blancs, libres et minces, où l'on sentait l'étirement des matinées paresseuses, au lendemain des soirs de tendresse. Et les dessous apparaissaient, tombaient un à un : les jupons blancs de toutes les longueurs, le jupon qui bride les genoux et le jupon à traîne dont la balayeuse couvre le sol, une mer montante de jupons, dans laquelle les jambes se noyaient ; les pantalons en percale, en toile, en piqué, les larges pantalons blancs où danseraient les reins d'un homme ; les chemises enfin, boutonnées au cou pour la nuit, découvrant la poitrine le jour, ne tenant plus que par d'étroites épaulettes, en simple calicot, en toile d'Irlande, en batiste, le dernier voile blanc qui glissait de la gorge, le long des hanches. C'était, aux trousseaux, le déballage indiscret, la femme retournée et vue par le bas, depuis la petite bourgeoise aux toiles unies, jusqu'à la dame riche blottie dans les dentelles, une alcôve publiquement ouverte, dont le luxe caché, les plissés, les broderies, les valenciennes, devenait comme une dépravation sensuelle, à mesure qu'il débordait davantage en fantaisies coûteuses. La femme se rhabillait, le flot blanc de cette tombée de linge rentrait dans le mystère frissonnant des jupes, la chemise raidie par les doigts de la couturière, le pantalon froid et gardant les plis du carton, toute cette percale et toute cette batiste mortes, éparses sur les comptoirs, jetées, empilées, allaient se faire vivantes de la vie de la chair, odorantes et chaudes de l'odeur de l'amour, une nuée blanche devenue sacrée, baignée de nuit, et dont le moindre envolement, l'éclair rose dugenou aperçu au fond des blancheurs, ravageait le monde. Puis, il y avait encore une salle, les layettes, où le blanc voluptueux de la femme aboutissait au blanc candide de l'enfant : une innocence, une joie, l'amante qui se réveille mère, des brassières en piqué pelucheux, des béguins en flanelle, des chemises et des bonnets grands comme des joujoux, et des robes de baptême, et des pelisses de cachemire, le duvet blanc de la naissance, pareil à une pluie fine de plumes blanches.