Au Bonheur des dames

Au Bonheur des dames (paragraphe n°2011)

Chapitre X

Les plumes marchaient de nouveau, les paquets tombaient régulièrement, la mare d'étoffes montait toujours, comme si les eaux d'un fleuve s'y fussent déversées. Et l'appel des soies de fantaisie ne cessait pas. Favier, à demi-voix, fit alors remarquer que le stock serait joli : la direction allait être contente, cette grosse bête de Bouthemont était peut-être le premier acheteur de Paris, mais comme vendeur on n'avait jamais vu un pareil idiot. Hutin souriait, enchanté, approuvant d'un regard amical ; car, après avoir lui-même introduit jadis Bouthemont au Bonheur des dames, pour en chasser Robineau, il le minait à son tour, dans le but obstiné de lui prendre sa place. C'était la même guerre qu'autrefois, des insinuations perfides glissées à l'oreille des chefs, des excès de zèle afin de se faire valoir, toute une campagne menée avec une sournoiserie affable. Cependant, Favier, auquel Hutin témoignait une nouvelle condescendance, le regardait en dessous, maigre et froid, la bile au visage,comme s'il eût compté les bouchées dans ce petit homme trapu, ayant l'air d'attendre que le camarade eût mangé Bouthemont, pour le manger ensuite. Lui, espérait avoir la place de second, si l'autre obtenait celle de chef de comptoir. Puis, on verrait. Et tous deux, pris de la fièvre qui battait d'un bout à l'autre des magasins, causaient des augmentations probables, sans cesser d'appeler le stock des soies de fantaisie : on prévoyait que Bouthemont irait à ses trente mille francs, cette année-là ; Hutin dépasserait dix mille ; Favier estimait son fixe et son tant pour cent à cinq mille cinq cents. Chaque saison, les affaires du comptoir augmentaient, les vendeurs y montaient en grade et y doublaient leurs soldes, comme des officiers en temps de campagne.

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