Dictionnaire des personnages des Rougon-Macquart
En dénombrant les douze cents personnages des Rougon-Macquart, en résumant leurs faits et restes à travers vingt volumes, l’auteur n’a pas perdu de vue que, pour avoir un intérêt véritable, son livre devait respecter, non seulement le fond, mais la forme même de l’œuvre si considérable d’Emile Zola. Aussi trouvera-t-on ici certaines tournures caractéristiques, des phrases entières, jusqu’à des alinéas complets, puisés dans le texte du grand écrivain. Mais toute pensée de plagiat doit être écartée, puisque l’unique et très mince mérite auquel prétende l’auteur consiste, non dans l’évocation de cette foule vivante et agissante, mais dans sa simple mise en ordre, dans son classement alphabétique.
Conçu il y a trois ans, alors que Zola proscrit, outragé dans les siens, presque déchu de la qualité de citoyen français, attendait dans un silence voulu et douloureux l’heure de la justice, ce travail n’était pas destiné à la publicité ; il devait être offert à l’auteur des Rougon-Macquart en un exemplaire unique, comme l’hommage tout personnel d’un passant, d’un admirateur inconnu. Mais, après examen, on a pensé que le public et le monde littéraire accueilleraient avec faveur cette sorte de table analytique, véritable annexe utile à tous ceux qui, désormais, voudront étudier rationnellement l’ « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire ». Si, en effet, le Docteur Pascal est la conclusion scientifique de cette œuvre immense, s’il résume en larges traits la vie d’Adélaïde Fouque et de ses descendants jusqu’à la quatrième génération, il laisse volontairement de côté tout ce qui gravite autour d’eux, les mille autres personnages créés par Zola, véritable monde où s’agite toute l’humanité.
Qu’on lise avec soin cette nomenclature, qui commence à la petite brunisseuse Adèle pour finir à Zoé la proxénète. On y trouvera la vie contemporaine, avec ses beautés, ses hontes et ses angoisses. Des prêtres comme Faujas, des juges comme Denizet ou Delcambre, des politiciens comme Huret ou le baron Gouraud, des fonctionnaires arrivistes comme Léon Josserand ou sceptiques comme Camy-Lamotte, des militaires comme le colonel Jobelin eu le général Bourgain-Desfeuilles, justifient par leur mentalité tout le trouble où s’enlise notre époque. Si chacun d’eux n’est qu’un comparse, ils prennent dans l’ensemble un aspect redoutable, ils sont la vérité même. Du Poizat, Mélanie Correur, Gilquin, Kahn, la terrible bande d’Eugène Rougon, toujours affamée, toujours prête à mordre, expliquent chez les ministres du jour tant de contradictions et de palinodies. Et quelle saisissante enquête sociale que ce résumé où les représentants des vieilles classes, le marquis de Bohain, le comte de Beauvilliers, le marquis de Chouard, se coudoient avec le banquier-roi Gundermann, l’actionnaire Léon Grégoire, l’industriel Deneulin, l’avoué des Jésuites Théophile Venot, Son Altesse Royale le prince d’Ecosse, futur souverain étranger, — tous ces dirigeants mélangés aux humbles, aux désespérés, aux vaincus de la terre et de la mine, aux révoltés aussi, le logicien Sigismond Busch, l’instituteur Lequeu et le plus résolu de tous, l’implacable ennemi des lâches d’en bas et des jouisseurs d’en haut, Souvarine.
L’édifice des Rougon-Macquart a été élevé en vingt années, et la critique, volontiers aveugle et sourde, a parfois affecté de n’apercevoir qu’un lien fragile entre les vingt ouvrages qui le composent. La publication actuelle répond à cette opinion; elle démontre l’unité de l’ensemble. Les bourgeois provinciaux de la Conquête de Plassans et les boutiquiers parisiens de Pot-Bouille, les ouvriers de l’Assommoir elles mineurs de Germinal, les après paysans de la Terre et les boursiers affairés de l’Argent, les artistes inquiets de l’Œuvre et les soldats démoralisés de la Débâcle, conçus à des époques différentes, n’en ont pas moins une fraternité étroite. D’un volume à l’autre, le médecin Pascal Rougon tend une main amie au romancier Pierre Sandoz; Albine, la libre fée du Paradou, est bien la sœur de Marie Chantegreil et de la petite brodeuse Angélique; Pauline Quenu, Henriette Levasseur, Marcelle Maugendre, Denise Baudu, parfaites créatures de devoir, de dévouement et de sacrifice, sont les filles tendrement unies, tendrement aimées, d’un même père; la princesse d’Orviedo, qui distribue sa fortune aux pauvres et s’enterre vivante, possède un trait commun, la pureté de l’idéal, avec la farouche Aunouchka, qui meurt courageusement pour sa foi. Et si la critique est en veine de découvertes, elle doit apercevoir, à travers les rudesses des Rougon-Macquart, toute une pléiade d’adorables femmes, telles que nul auteur féministe n’en imagina jamais. Si elle veut faire une étude sur les Femmes dans l’œuvre d’Emile Zola, elle ajoutera à tous ces noms ceux de Christine Hallegrain, de madame Caroline, de Clotilde Rougon; parmi les déshéritées, elle donnera une page à Lalie Bijard, à Palmyre Bouteroue, aux filles de la Maheude, Alzire la petite bossue et la triste Catherine, à la Maheude surtout, la mère crucifiée. Quant aux réprouvées. Renée Béraud Du Châtel, Séverine Aubry, Gervaise Macquart, victimes du milieu ou de la tare héréditaire, elle rendra justice à la sollicitude, à la tendresse pitoyable qui s’affirme chez Zola au plus vif et au plus précis de l’analyse.
Dans un livre où l’histoire des Rougon-Macquart se condense en notices individuelles, il était difficile de faire vivre ces foules en marche, galopades d’émeutes ou courses d’épopées, qui donnent à l’œuvre du maître un souffle si puissant. On a tenté cependant de les évoquer. Miette défile, échevelée, mante au vent, à la tête de la troupe insurrectionnelle qui envahit Plassans; avec Étienne Lantier, les grévistes affamés traversent en trombe tout le pays noir ; devant tante Phasie immobile, l’éternel flot de voyageurs roule sans fin sur la ligne du Havre. Et, à l’heure où l’Empire s’effondre dans le sang-, le soldat Picot nous fait revivre Wissembourg, son camarade Coutard évoque Frœschwiller et la déroute, le docteur Dalichamp et l’épicier Simonnot nous montrent les colonnes serrées de Bavarois envahissant Raucourt; et, le lendemain de Sedan, c’est avec Silvine Morange que nous visitons le champ de bataille, plein de morts, de rôdeurs, de chevaux affolés.
Un procédé analogue a permis de mettre ici quelques figures historiques ou légendaires, dont Zola nous a dessiné la silhouette. Nous verrons donc passer Aristide Saccard, affichant madame de Jeumont, sous l’œil amusé du comte de Bismarck; le peintre Gagnière fera défiler devant nous les maîtres de la musique, depuis Haydn et Mozart jusqu’au dieu Wagner, Angélique ouvrira la Légende dorée, avec sa longue théorie de saintes et son envolée hors du réel ; avec le chasseur d’Afrique Prosper Sambuc, nous assisterons à la mort glorieuse du général Margueritte. Et, à plusieurs reprises, comme en un fond nécessaire au tableau colossal, l’empereur se précisera à nos yeux, d’abord dans tout l’éclat d’un bal officiel aux Tuileries avec Renée Saccard, puis à Compiègne et à Saint-Cloud avec Clorinde; le major Bouroche nous le montrera à Reims, la face très pâle, les yeux vacillants; et, dès lors, Napoléon III, incarnation du régime où se sont développés et satisfaits les appétits des Rougon-Macquart, nous suivra comme un fantôme. Nous le retrouverons au Chêne-Populeux, chez le notaire Desroches ; le fabricant Delaherche noiera son allure silencieuse et môme à la ferme de Baybel et sur la route de Balan; la petite Rose, fille du concierge de la sous-préfecture de Sedan, entendra pendant la nuit ses plaintes étouffées; enfin, après l’irréparable désastre, c’est encore Delaherche qui nous fera voir le souverain, déchu et traînant sa misère, sur la route de Donchery.
Mais cet ouvrage aurait été incomplet, si « tout ce qui traîne et tout ce qui se lamente au-dessous de l’homme » n’y avait trouvé place. L’immense tendresse de Zola pour les animaux donnait à ceux-ci un droit de cité. Bataille, doyen de la mine du Voreux, et le pauvre Trompette devaient fraterniser avec Bonhomme, le vieux cheval, le vieil ami du docteur Pascal ; les bons chiens Mathieu et Bertrand méritaient de revivre ensemble, dans un même livre; l’infortunée Pologne, l’égoïste Minouche, le joyeux Gédéon, et Alexandre, et l’autre Mathieu, toute la basse-cour de Désirée Mouret, aspiraient à se rencontrer avec César et la Coliche. Puis, au-dessous des animaux, les êtres inanimés voulaient, eux aussi, venir au rendez-vous: Jacques Lantier et Pecqueux retrouvent ici leur machine aimée, la Lison, douée et vigoureuse, capricieuse et délicate comme une femme. Tous n’apportent-ils pas leur contribution à l’enquête universelle? Cette machine éventrée, ces bêtes souffrantes et aimantes, vieillies et sacrifiées, sont comme les ombres douloureuses de tant de vaincus de la bataille sociale, le maigre Florent, le malchanceux Henri Deloche, et le petit François [Auguste?] Quittard, et le père Josserand, et le remisier Massias; et le vieux Bonnemort, et Pauvre-Enfant, le pâle troupier du 5e de ligne, dont Henriette Weiss berce doucement l’agonie. C’est un lamentable concert qui adoucit de ses sanglots l’histoire des Rougon-Macquart, hymne à la vie, œuvre de science, de justice et de pitié humain
C. RAMOND.