Dès lors, Etienne chevauchait sa question favorite, l’attribution des instruments de travail à la collectivité, ainsi qu’il le répétait en une phrase, dont la barbarie le grattait délicieusement. Chez lui, à cette heure, l’évolution était complète. Parti de la fraternité attendrie des catéchumènes, du besoin de réformer le salariat, il aboutissait à l’idée politique de le supprimer. Depuis la réunion du Bon-Joyeux, son collectivisme, encore humanitaire et sans formule, s’était raidi en un programme compliqué, dont il discutait scientifiquement chaque article. D’abord, il posait que la liberté ne pouvaitêtre obtenue que par la destruction de l’Etat. Puis, quand le peuple se serait emparé du gouvernement, les réformes commenceraient : retour à la commune primitive, substitution d’une famille égalitaire et libre à la famille morale et oppressive, égalité absolue, civile, politique et économique, garantie de l’indépendance individuelle grâce à la possession et au produit intégral des outils du travail, enfin instruction professionnelle et gratuite, payée par la collectivité. Cela entraînait une refonte totale de la vieille société pourrie ; il attaquait le mariage, le droit de tester, il réglementait la fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des siècles morts, d’un grand geste de son bras, toujours le même, le geste du faucheur qui rase la moisson mûre ; et il reconstruisait ensuite de l’autre main, il bâtissait la future humanité, l’édifice de vérité et de justice, grandissant dans l’aurore du vingtième siècle. A cette tension cérébrale, la raison chancelait, il ne restait que l’idée fixe du sectaire. Les scrupules de sa sensibilité et de son bons sens étaient emportés, rien ne devenait plus facile que la réalisation de ce monde nouveau : il avait tout prévu, il en parlait comme d’une machine qu’il monterait en deux heures, et ni le feu ni le sang ne lui coûtaient.